CHAPITRE XI

La bataille était engagée depuis maintenant trois heures.

Les premières vagues de la cavalerie milicienne s’étaient brisées sur la ligne métallique et compacte de la fraternité de l’archange. Des bouts de tissus noués les uns aux autres et munis en leurs extrémités de grosses pierres ou de chaussures avaient surgi de l’arrière et s’étaient enroulés autour des membres antérieurs des chemalles pour provoquer des chutes en cascade. Vidés de leur selle, les cavaliers avaient été immédiatement engloutis, exterminés par les lances ou les sabres des soldats ennemis.

Le séraphin Michalain, posté dans la cabine du vaisseau, avait cru que ses troupes ne feraient qu’une bouchée des quelques milliers de miséreux qui progressaient vers la forêt, et cela bien que ces derniers eussent reçu le renfort inopiné des sectateurs de l’Acier Trempé.

Manipulant quelques-uns des innombrables boutons du tableau de bord, Jühl Froll était parvenu à diriger le téléobjectif de la caméra holographique de surveillance sur la bataille. Des scènes réduites 3-D de corps à corps, de carnages, se succédaient à un rythme syncopé au-dessus du socle de projection. Fascinés, les Froll, père et fils, se rendaient compte que des femmes et des adolescents à peine sortis de l’enfance, armés de frondes, de fourchettes d’os, de bâtons, de tisonniers de pierre, participaient au combat. Le plus étonnant était que les partisans de l’archange, lépreux ou non, déambulaient pratiquement nus, leurs vêtements ayant visiblement été réquisitionnés pour fabriquer les lanières destinées à entraver la course des chemalles des Cohortes Angéliques. De temps à autre, la caméra mobile capturait un homme dans son champ de vision, un homme qui était parvenu à forcer le barrage des miliciens et qui semait la mort dans leurs rangs, un homme dont l’épée noire, prise de folie, tournoyait inlassablement, fauchait des membres et des têtes, un homme dont l’aspect à la fois majestueux et terrifiant produisait une forte impression sur l’esprit enflammé de Jühl. Un homme brun, torse nu, qui ressemblait à un archange invincible des mondes purs… À l’archange de la rédemption.

Le jeune Froll jeta un coup d’œil sur le séraphin Michalain, collé contre la baie vitrée de la cabine. Il lui fut soudain intolérable d’être aux ordres du haut responsable du clergé. Il bouillait d’envie de s’enfuir de la cabine, de longer la coursive, de franchir la passerelle et de prêter main-forte aux fidèles de l’archange. Il devinait que l’ouverture du bouclier antifer dépendait de l’issue de la bataille, que les adversaires nus, malades, malingres des Cohortes Angéliques rétabliraient les liaisons interstellaires en cas de victoire. Mais le séraphin Michalain avait pris la précaution de s’entourer de quatre gardes du corps armés de tridents qui se tenaient de chaque côté de la porte et interdisaient toute tentative d’évasion. Michalain n’avait probablement pas confiance en Mill et Jühl Froll (ce en quoi il avait entièrement raison) et, comme il dépendait entièrement de leur compétence dans le domaine du pilotage, il les avait consignés sous haute surveillance à l’intérieur de la cabine.

Jühl observa son père à la dérobée et vit qu’il partageait ses sentiments : comme lui, Mill enrageait d’être bloqué dans cet espace confiné, comme lui, il aurait voulu apporter sa pierre à la construction d’un monde nouveau.

Un sourire de triomphe éclaira la face émaciée de Michalain.

— Ces misérables reculent ! Enfin !

Les Froll délaissèrent le socle de projection et le rejoignirent devant la baie vitrée pour avoir une vue d’ensemble de la bataille. Leur cœur se serra et leurs intestins se nouèrent lorsqu’ils constatèrent que l’armée de l’archange s’effilochait sous les coups de boutoir des Cohortes Angéliques, qui, revenues de leur surprise, s’étaient peu à peu réorganisées. La muraille humaine étirée sur plus de deux kilomètres, abritée sous les boucliers métalliques, se lézardait de plus en plus. La cavalerie milicienne s’engouffrait par les brèches et opérait un véritable massacre parmi les femmes, les vieillards, les malades et les enfants de l’arrière-garde. Les carreaux des arbalétriers touchaient maintenant leurs cibles découvertes. Des nuées d’insectes en provenance de la forêt s’abattaient sur les corps dénudés, ensanglantés, qui jonchaient par centaines l’herbe jaune et la poussière de la plaine.

— Ils vont savoir ce qu’il en coûte de défier le culte angélique ! jubila Michalain.

— Ouais, faut une sacrée dose de courage pour assassiner des femmes et des gosses ! ne put s’empêcher de murmurer Jühl.

Comme mordu par un serpent, le séraphin se tourna avec vivacité vers son interlocuteur. Il refoula l’envie qui le démangeait d’utiliser l’arme du hors-monde pour pulvériser le crâne de l’insolent. Heureusement pour le fils Froll, Michalain n’avait guère envie de rentrer à pied à Iskra.

— Femmes ou enfants, ce sont des scorpions qu’il faut écraser à coups de talon !

Révolté, Jühl ne tint aucun compte du regard suppliant de son père.

— Je ne vois ici qu’un dard venimeux : le vôtre !

— Prenez garde, Froll ! Vous ne m’êtes pas vraiment indispensable : je peux fort bien vous faire pendre avec vos tripes au train d’atterrissage de ce vaisseau et… euh, rentrer à pied à Iskra !

— Peut-être, répliqua Jühl sans se démonter, mais vous n’aurez plus aucune possibilité de planquer le Froll. Et le bruit se répandra vite que le clergé néopur utilise le fer qu’il a lui-même interdit !

— Sale petit… commença Michalain.

Il balaya sa colère d’un revers de main. Lorsqu’il aurait concrétisé son projet, à savoir former quelques-uns de ses hommes au pilotage et à l’entretien du vaisseau, il aurait tout le loisir de faire ravaler sa morgue à ce monstre poilu.

Les images holographiques proposées par la caméra de surveillance étaient de plus en plus confuses. Les corps entremêlés, ensanglantés, exécutaient des ballets indécis et furieux. Des grappes entières de défenseurs se suspendaient aux cous, aux membres, aux poitrails, aux sangles des chemalles. Des têtes aux yeux écarquillés, horrifiés, roulaient dans la poussière.

— Au nom des anges des mondes purs, faites immédiatement cesser cette boucherie ! fit Mill Froll.

— Une autre parole de ce genre, et je vous ouvre le ventre ! Contrairement à votre malappris de fils, vous ne m’êtes d’aucune utilité, Mill Froll.

*

Des vibrations douloureuses parcouraient le bras et l’épaule de Rohel, tétanisés par les chocs sourds et répétés de sa lame. Deux heures plus tôt, son chemalle s’était écroulé, le poitrail transpercé par un carreau.

Peu à peu, il avait été coupé de ses troupes et cerné par une meute de miliciens. Il avait alors dû soutenir les assauts de plusieurs adversaires à la fois, qui, fort heureusement, ne se rendaient pas compte que leur nombre les desservait plus qu’il ne les avantageait. Frappant d’estoc et de taille, Rohel ne leur laissait pas le temps de prendre conscience de leur erreur, les tuait les uns après les autres, repoussait de l’épaule ou de la cuisse les cadavres qui s’effondraient sur lui.

Jetant de brefs coups d’œil par-dessus son épaule, il s’aperçut que la carapace de boucliers qu’il avait mise en place s’effritait inexorablement sous les poussées brutales de la cavalerie angélique.

La fraternité de l’archange avait repris espoir lorsque les sectateurs de l’Acier Trempé s’étaient ralliés à sa cause, et cela même si elle avait de bonnes raisons de leur garder rancune : les adorateurs du fer n’avaient-ils pas semé la terreur pendant trois siècles ? N’avaient-ils pas incendié les villages, détruit les récoltes, violé les femmes, cloué les hommes et les enfants sur les portes des granges ?

Mais, les griefs du passé s’étant effacés devant les impératifs du présent, Le Vioter avait expliqué son plan de bataille : avancerait une première digue, formée des boucliers et des feuilles métalliques assemblés comme les écailles d’une carapace. Suivrait une deuxième ligne, composée des fantassins munis de lances, d’épées, de tridents ou de francisques. Il leur avait demandé de se déshabiller, d’écharper les vêtements, de les nouer bout à bout et de les lester, en leurs deux extrémités, de pierres ou de chaussures. La troisième vague avait été chargée de lancer, par-dessus les deux premiers rangs, ces entraves improvisées conçues pour bloquer les membres antérieurs des chemalles. Enfin, les femmes – hormis les combattantes expérimentées de l’Acier –, les enfants, les vieillards, les malades avaient reçu pour consigne de se tenir une cinquantaine de mètres en arrière sous la responsabilité de Mangrelle et d’achever les ennemis blessés. Personne, pas même Galvain, n’avait songé à contester ses décisions. Il était tout à coup redevenu leur guide, l’archange de la rédemption, l’être envoyé par les mondes purs pour jeter les fondations d’un monde nouveau.

Cette tactique s’était révélée payante dans un premier temps. Les miliciens, lancés à toute allure, n’étaient pas parvenus à esquiver les souples lanières de tissu. Déséquilibrés, les chemalles avaient désarçonné leurs cavaliers, lesquels, étourdis par le choc, avaient constitué des proies faciles pour les soldats de la deuxième ligne. Pendant plus de deux heures, les vagues déferlantes étaient venues se fracasser l’une après l’autre sur cet infranchissable récif métallique. Jusqu’à ce que les chérubins s’aperçoivent que cette obstination avait quelque chose de suicidaire et ordonnent un repli général.

Dès lors le combat avait changé d’âme. Les Cohortes avaient contourné l’armée de l’archange, l’avaient harcelée sur ses flancs et obligée à colmater les brèches. Ces diversions sans cesse réitérées, ces escarmouches brèves et violentes avaient progressivement démantelé le bel ordonnancement de la carapace, scindée en de multiples tronçons, empêchée de se reformer par les volées de carreaux expédiés par les arbalétriers.

Les cavaliers étaient de plus en plus nombreux à franchir la digue et à semer un vent de panique dans l’arrière-garde. Ils décapitaient ou transperçaient les vieillards et les malades incapables de fuir, poursuivaient les femmes et les enfants qui s’égaillaient dans la plaine. La brise répandait une suffocante odeur de boucherie, entremêlait le fracas des armes, les ahanements des combattants, les gémissements des blessés, les blatèrements des chemalles.

Le Vioter comprit que, s’il ne reformait pas immédiatement la muraille de boucliers, la fraternité de l’archange n’aurait aucune chance de s’en sortir. Lui-même reposerait pour l’éternité sur Kélonia. Les Garloups ne bénéficieraient pas de la puissance du Mentral, mais ils exécuteraient Saphyr. À l’idée de l’abominable traitement qu’ils réserveraient à leur prisonnière, il fut envahi d’une fureur noire. Il poussa un long hurlement, para les coups des épées et des tridents qui dansaient autour de lui et, tranchant à la volée bras, jambes et cous, se fraya un passage jusqu’aux premiers rangs épars de son armée.

Là, il arracha un bouclier des mains d’un vagabond terrorisé, le leva au-dessus de sa tête et se rapprocha d’un sectateur de l’Acier qui tenait en respect deux adversaires.

— Avec moi ! cria-t-il.

L’ancien adepte du Maillechort hocha la tête, vint aussitôt se placer devant lui et maintint son bouclier à la verticale de manière à ce que son bord supérieur s’aboute au bouclier de Rohel. À deux, ils formaient un embryon, une petite tortue sur la carapace de laquelle les armes adverses s’écrasaient en pure perte. Comme attirés par ce noyau, d’autres sectateurs de l’Acier les rejoignirent, reconstruisirent la muraille, bouclier après bouclier. De deux unités, ils passèrent à quatre, à six, à dix, à vingt, à cinquante… Des cris de ralliement s’élevèrent de plusieurs endroits du champ de bataille.

— Avec l’archange ! Avec l’archange !

Les soldats dispersés prirent tout à coup conscience que leur salut passait par l’union. Ils feignirent de rompre, enjambèrent les cadavres, se déplacèrent sur le côté. Ils ne cherchèrent plus à défendre leur vie coûte que coûte, mais à reconstituer le rempart originel, à puiser de nouvelles forces dans la fusion. Les deux premières lignes composées de boucliers, de feuilles métalliques, de lances, de sabres, mais également d’épées ou de tridents récupérés sur les cadavres des miliciens, regagnèrent le terrain perdu, progressèrent de nouveau en direction de la forêt, entraînèrent dans leur sillage tous les hommes valides, paysans, vagabonds, maraudeurs, prostitués, lépreux…

À l’arrière, sous les exhortations de Mangrelle, les femmes et les enfants cessèrent de fuir, ramassèrent les entraves et les armes qui gisaient dans l’herbe, se retournèrent et firent face aux cavaliers qui les poursuivaient. Ces derniers, isolés, se virent brusquement cernés par de petits groupes reconstitués. Ils tentèrent de s’en dégager en effectuant de larges moulinets de leur épée, mais des enfants se faufilèrent sous les chemalles dont ils criblèrent le ventre ou les cuisses de coups de fourchette ou de tisonnier. Les cavaliers, projetés au sol par les brusques ruades de leur monture, furent aussitôt lardés de dizaines de pointes d’os, de pierre ou de métal. Les chérubins soufflèrent dans des cornes pour battre le rappel de leurs hommes. Il leur fallait se regrouper d’urgence pour tenter de barrer le chemin à la muraille de l’archange, à cette inquiétante tortue métallique, hérissée, qui s’enfonçait comme un fer de lance dans leurs rangs, qui ne leur offrait aucune prise. Les carreaux et les lames de pierre noire ricochaient ou se brisaient sur les boucliers assemblés, les chemalles se cabraient, refusaient d’obéir aux injonctions de leur cavalier, les fantassins cédaient inexorablement du terrain, reculaient vers les bataillons d’arbalétriers alignés devant le vaisseau.

Rohel voyait s’éclaircir les rangs des miliciens, se dessiner, entre les tourbillons de poussière et les mouvements confus, le fuselage gris du géant des airs, la masse verte et diffuse de la forêt. La cavalerie milicienne – ce qu’il en restait – essayait encore de contourner la fraternité de l’archange et de l’attaquer sur ses flancs, en principe exposés, mais les femmes et les enfants de l’arrière-garde, qui s’étaient à leur tour engouffrés dans le sillage de la tortue, l’empêchaient d’approcher en bombardant les chemalles de tous les projectiles qui leur tombaient sous la main : casques, chaussures, bâtons, éclats métalliques ou minéraux… Parfois même, ils empoignaient des têtes coupées par les cheveux et les lançaient comme des pierres.

Le Vioter se demanda brièvement si Mangrelle avait survécu à la bataille. Il avait glissé son épée entre deux boucliers. Il n’avait plus besoin de frapper, mais simplement de dresser sa lame comme une aiguille d’épineux et, d’un geste sec du poignet, de la retirer des corps qui venaient d’eux-mêmes s’y embrocher. Une chaleur d’étuve régnait sous la carapace. Une sueur acide, mêlée de poussière et de sang, lui irritait les yeux. Les peaux ruisselantes, palpitantes de ses hommes se frottaient à lui dans un chuintement de ventouse. Ils avaient oublié la peur, la fatigue, la faim, la soif. Ils n’étaient pas issus du même milieu, ne luttaient pas pour les mêmes motifs, avaient parfois été séparés par des siècles de haine, mais, désormais nus et égaux dans le combat, ils étaient tendus vers un même but, ressentaient le même désir de changement, volaient vers un même idéal. Ne subsistait plus aucune distinction entre eux : en se dépouillant de leurs vêtements, ils s’étaient également dépouillés de leurs jugements, de leurs barrières. Ils n’étaient plus sains ou lépreux, vieux ou jeunes, hommes ou femmes, mais seulement les cellules vivantes d’un grand corps en marche vers sa liberté, vers sa dignité.

Les Cohortes Angéliques refluèrent dans le plus grand désordre, les chérubins s’époumonèrent en pure perte, les arbalétriers furent de plus en plus nombreux à déserter leur poste.

Le Vioter estima que le moment était venu de porter l’estocade.

— Ils sont à nous ! hurla-t-il. Rompez la tortue ! Pas de quartier !

Des clameurs assourdissantes jaillirent de milliers de poitrines. Comme brisée par une invisible vague, la digue se rompit et les membres de la fraternité de l’archange, poussant des rugissements féroces, se ruèrent sur les miliciens éparpillés.

*

— Vos affaires ne s’arrangent guère, m’est avis ! s’exclama Jühl Froll.

Michalain s’essuyait les lèvres et s’épongeait le front à l’aide de son mouchoir parfumé.

L’objectif de la caméra de surveillance ne capturait plus que des bribes de combats. On distinguait, à l’intérieur du cône lumineux et renversé du socle de projection, des corps atrocement mutilés, des faces haineuses, des arabesques décrites par des lames empourprées.

Des dix mille miliciens des Cohortes Angéliques il ne restait plus qu’une petite centaine. Poursuivis par des meutes ivres de fureur et de sang, ils tentaient en dernier ressort de se réfugier dans la forêt, mais ils étaient fauchés par des lanières de tissu et réduits en charpie avant d’avoir eu le temps d’atteindre les premiers arbres. Des chemalles désœuvrés erraient dans la plaine jonchée d’un épais tapis de cadavres.

La manière dont le guerrier brun avait à lui seul renversé une situation qui paraissait désespérée avait semblé miraculeuse. Les dizaines d’adversaires qui le cernaient ne l’avaient pas empêché de rejoindre ses hommes, de les galvaniser et de reconstituer le mur de boucliers. Jühl n’avait plus aucun doute sur ses origines angéliques : cet homme-là était réellement l’archange de la rédemption annoncé depuis des siècles par les stances prophétiques, l’envoyé des mondes purs, l’être qui proclamait la renaissance de Kélonia.

Livide, Michalain s’arracha à sa contemplation. Les milliers de cadavres blancs qui gisaient sur l’herbe jaune étaient les fragments de son rêve brisé. Comment justifier un tel échec devant ses pairs, les Esprits Célestes Vernel, Olphan, Algézir et Gunjir ? Cette débâcle ne portait pas seulement un coup fatal à ses propres ambitions, elle mettait en danger les fondements mêmes du culte néopur. Iskra, l’orgueilleuse capitale des plaines, désormais dépourvue de protection, tomberait rapidement entre les mains des partisans de l’archange.

Il lui fallait à présent songer à sauver sa peau. Il réfléchirait plus tard au meilleur moyen d’infléchir le cours des événements. Peut-être en s’appuyant sur la puissante guilde des marchands et sur les familles bourgeoises. L’élite kélonienne avait de tout temps pactisé avec le clergé et elle vivrait désormais dans la terreur des représailles, dans la peur d’être dépouillée de ses biens et de ses privilèges. Grâce au trafic des os, elle avait suffisamment amassé d’argent pour recruter et payer de nouvelles milices.

— Veuillez fermer les sas d’embarquement et préparer le décollage du vaisseau ! ordonna-t-il d’une voix lasse aux Froll.

— Faites excuse, Esprit Céleste, objecta Jühl Froll d’un air faussement contrit. J’ai beau faire des efforts, je m’aperçois que j’ai tout oublié ! Je ne me souviens plus de quelle façon…

— Ne te moque pas de moi, pouilleux ! siffla Michalain. Exécute mes ordres ou…

— Ou quoi ? Tuez-moi si ça vous chante ! Vous ne serez guère avancé.

— Je mourrai, mais ton monstre de père et toi mourrez avec moi !

Le séraphin sortit l’arme du hors-monde de la poche intérieure de sa combinaison et en braqua le canon sur la tête de Jühl.

— Mon père et moi, on se laissera mourir plutôt que de vous obéir. Ce gars-là, dehors, c’est vraiment l’archange rédempteur.

On se battait maintenant dans le vaisseau. Des bruits sourds de combat transperçaient les cloisons et venaient s’échouer dans le silence tendu de la cabine. Les rares chérubins qui étaient parvenus à se réfugier dans les coursives défendaient pied à pied leur vie et leur parcelle de territoire. Le séraphin et Jühl Froll se défièrent du regard pendant quelques secondes. Les gardes du corps, hébétés, brandissaient à tout hasard leur trident, mais ils ne savaient visiblement plus de quelle manière s’en servir.

— Dix mille kélonis pour vous, si vous me rapatriez immédiatement à Iskra, lâcha Michalain.

Le jeune Froll esquissa une moue dédaigneuse.

— Votre argent ne me fait ni chaud ni froid. C’est l’argent de la honte, l’argent des lépreux que les vôtres et vous avez massacrés pendant des siècles dans les fondations du dôme noir. Vos kélonid sont à l’image de votre âme : aussi noirs, sales et puants que tout ce qui sort de votre cul ! Votre règne s’achève, Esprit Céleste.

— Imbécile ! Ne comprends-tu donc pas que ces fanatiques te découperont en petits morceaux lorsqu’ils te découvriront en ma compagnie ? Un million de kélonis…

— Vous pouvez en rajouter cent ou mille millions de plus que je ne recouvrerai pas pour autant la mémoire.

Des gouttes de sueur, des gouttes de peur perlaient de tous les pores de la peau du séraphin dont la toge, maculée d’auréoles grises, se collait à son ventre, à ses bras, à ses jambes.

Dehors, la bataille s’était achevée. Hommes, femmes et enfants, lépreux, paysans, prostitués et sectateurs de l’Acier s’étreignaient, s’embrassaient, dansaient sur les cadavres amoncelés des miliciens. Il y avait quelque chose d’à la fois fascinant et répugnant à voir ces corps nus, couverts de lépromes, de sueur et de sang composer des bouquets sans cesse renouvelés de membres luisants. Les cris de joie et les chants se substituaient peu à peu aux râles des agonisants, aux lamentations de ceux qui pleuraient leurs morts. Les vagabonds et les maraudeurs recouvraient leurs réflexes ancestraux, papillonnaient d’une dépouille à l’autre, prélevaient les menus objets de valeur, les boutons, les ceintures, les chaussures, les peignes qu’ils entassaient dans des sacs de victuailles vidés de leur contenu originel.

— Une dernière fois, Jühl Froll, articula Michalain. Au nom des liens qui ont uni depuis trois siècles votre famille au clergé néopur, au nom des anges, faites décoller ce vaisseau !

— Vous n’allez tout de même pas chier dans votre toge, Esprit Céleste ! persifla le jeune Froll. Les anges des mondes purs n’aiment pas l’odeur de la merde. Vous n’avez pas su vivre avec dignité, mourez au moins avec honneur.

Mill Froll surveillait attentivement les réactions du haut responsable du clergé. Son fils avait toujours eu le goût de la provocation, mais il est des paroles qu’il vaut mieux éviter de prononcer devant un homme armé. Il perçut l’infime crispation de l’index du séraphin sur la languette métallique. Alors, n’écoutant que son cœur de père, il fléchit les jambes et se détendit comme un ressort.

La gueule ronde du canon vomit une onde scintillante qui griffa la pénombre et lui perfora la poitrine. Une âcre odeur de viande carbonisée se diffusa dans la cabine. Mill Froll ne voulait pas partir sans avoir participé à l’avènement des mondes nouveaux. Il refusa d’écouter la supplique envoûtante de la mort. Un voile rouge lui tomba sur les yeux, le souffle lui manqua, mais il mit à profit son élan pour bousculer le séraphin et lui agripper le cou. Les deux hommes roulèrent entremêlés sur le plancher. Dans sa chute, Michalain relâcha la crosse du vibreur, qui lui échappa des mains et glissa sur le métal lisse avant de percuter la plinthe d’une cloison. Pétrifiés de chaque côté de la porte, les gardes du corps hésitèrent à se servir de leur trident, de peur de donner le coup de grâce à leur supérieur hiérarchique.

Revenu de sa surprise (et de sa douleur, il lui avait semblé que l’éclair brillant lui avait également déchiqueté la poitrine), Jühl Froll plongea de tout son long sur le côté, récupéra le vibreur, se rétablit sur ses jambes et se cala contre le tableau de bord.

Les yeux exorbités, Michalain se débattait comme un beau diable pour se sortir de l’étreinte de son adversaire, mais les doigts puissants de Mill Froll continuèrent de s’enfoncer dans son cou, de lui comprimer la carotide. Son visage se couvrait d’une teinte bleuâtre, les veines saillaient sur ses tempes, des gargouillis pitoyables s’élevaient entre ses lèvres exsangues et entrouvertes.

Un garde arma son trident mais il n’eut pas le temps de l’abattre sur le dos de Mill Froll. Un rayon étincelant le percuta, une fleur aux pétales crénelés et noircis s’épanouit sur son front. Il n’avait fallu qu’une seconde à Jühl, fou de rage et de désespoir, pour comprendre le fonctionnement du vibreur : diriger le canon creux sur la cible, presser la languette souple… Une chaleur intense, à la limite du supportable, lui irradia la paume, le poignet, l’avant-bras. À cet instant, il fit le rapprochement entre cette arme inconnue et l’arme de fer qui lançait des éclairs brillants de l’Angélivre, et il se sentit investi des pouvoirs de l’archange de la rédemption.

Il imprima un mouvement tournant au canon, appuya sans discontinuer et faucha les trois autres gardes du corps, qui basculèrent en arrière et glissèrent lentement le long de la cloison.

Jühl s’accroupit et tenta de séparer son père et le séraphin Michalain. En dépit de ses efforts, il n’y parvint pas. L’un avait la gorge broyée et l’autre la poitrine brûlée. Ils restaient liés dans la mort comme les Froll et le clergé néopur avaient été unis pendant plus de trois siècles.

Jühl demeura un long moment prostré près du cadavre de Mill Froll. Il n’aurait jamais cru que la perte de son père, cette brute qui lui avait distribué une invraisemblable quantité de gifles, lui causerait un tel chagrin.

Quelques minutes plus tard, Le Vioter, Mangrelle, Galvain et Brigiel s’introduisirent dans la cabine de pilotage. Ils y découvrirent un étrange spectacle : un être curieux, vêtu d’un uniforme noir, accroupi près de deux cadavres entrelacés, pleurait à chaudes larmes. Lorsqu’il prit conscience de leur présence, une expression de crainte respectueuse traversa les immenses yeux jaunes qui dévoraient la moitié de son visage poilu.

Rohel repéra son vibreur, posé sur une console du tableau de bord, et, bien que son hennin posé de guingois lui dissimulât la moitié du visage, il reconnut le séraphin qu’il avait pris pour otage dans le dôme néopur. Quant à l’homme allongé sur le responsable du clergé, il arborait une pilosité en tous points identique à la créature prostrée et secouée par les sanglots.

Galvain, vêtu de sa seule chemise en lambeaux, leva son épée pour trancher le cou du survivant, mais Rohel le retint d’un geste du bras.

— Tu es atteint de frénésie, Galvain ! Donne-lui une chance de s’expliquer.

La créature poilue, jeune en apparence, se releva et essuya ses larmes d’un furtif revers de manche. Le Vioter l’encouragea à parler d’un mouvement de menton.

— Jühl Froll. Notre famille était chargée depuis trois siècles de l’entretien du vaisseau de fer.

Il tendait instinctivement le cou, comme s’il avait déjà posé la tête sur un billot.

— L’Esprit Céleste voulait que je décolle et que je le rapatrie sur Iskra, mais j’ai refusé. Mon père s’est jeté sur lui… J’ai récupéré son arme et j’ai tué les quatre gardes que vous voyez là. Nous, les Froll, nous rêvions de voler depuis toujours, mais ce maudit bouclier antifer nous avait arraché les ailes.

Le Vioter se tourna vers Mangrelle, dont il ne restait de la robe que quelques haillons reliés les uns aux autres par des pans effilochés de la trame. Ils s’étaient longuement étreints en se retrouvant devant la passerelle du vaisseau. Planté sur ses jambes épaisses, à quelques mètres d’eux, Galvain les avait enveloppés d’un regard douloureux, haineux.

— Je te nomme commandant de la flotte kélonienne, Jühl Froll, déclara Rohel. Tu te chargeras de former des pilotes et de transporter des ambassades sur les autres mondes du Cou de la Tortue lorsque l’antifer aura été désactivé.

Jühl hésita pendant quelques instants entre affliction et allégresse, puis il se dit que Mill aurait été heureux, et il se laissa emporter par le fleuve de joie qui jaillissait du plus profond de lui-même.

La nuit tomba sur la plaine. La forêt devint une masse sombre, inquiétante, parcourue de hurlements sinistres. Après avoir enterré ses morts et élevé des stèles provisoires à la mémoire des capitaines disparus, la fraternité de l’archange se rassembla autour d’un immense feu de bois et, pendant plus de cinq heures, chanta les louanges du rédempteur.

 

Rohel et Mangrelle dînèrent succinctement, s’enfermèrent dans un compartiment et s’aimèrent avec une violence désespérée. Chacune de leurs caresses, chacun de leurs baisers, chacun de leurs soupirs proclamait l’imminence de leur séparation.

Cycle de Lucifal
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